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Comment décrire les sensations qui m’ont traversée la première fois que je suis entrée dans un hammam ? J’avais déjà fait l’expérience des thermes dans plusieurs pays. J’avais également été dans des spas et des sources chaudes. Je connaissais bien les vertus de l’eau, celles de la vapeur. Des moments qui avaient toujours été peuplés d’hommes et de femmes. Mais dans ces bains traditionnels dans lesquels je venais pour la première fois, les hommes avaient disparu. Il n’y avait plus que des femmes : voilà ce qui changeait. Et avec elles, tout un monde.
J’ai mis du temps à mettre des mots. Les émotions, réflexions, impressions que m’inspirait ce lieu demeuraient instinctives. Il n’y avait pas que l’eau, il n’y avait pas que les femmes, ni encore l’espace clos et ornementé, ou la chaleur enivrante. Il ne s’agissait pas juste du rituel. Plutôt, un doux mélange de tous ces éléments, amenant à une sensation d’ancrage, d’être soi, de sécurité.
Il m’apparaissait que contrairement à beaucoup d’autres lieux publics, mon corps n’était plus image, il était juste corps.
Corps aux contours rendus incertains par l’épaisse vapeur, corps dénudé pour être lavé, beaucoup de corps aux formes très diverses. Ensemble. L’impression de faire corps. Dans cet espace où je ne connaissais personne, il me semblait comprendre pour la première fois l’idée d’appartenance. Privé de la moitié dominante de sa population, le micro-monde se déployait selon des lois nouvelles – dont la plus frappante à mes yeux était si naturelle qu’il aurait paru absurde de la formuler : dans le hammam féminin, les corps ne sont pas sexualisés. Voilà une différence majeure avec le monde extérieur, dans lequel pèsent les regards. Regards si ancrés, tellement présents, qu’ils deviennent ceux des femmes sur elles-mêmes.
La demi-somnolence qui s’emparait de moi, dans la pièce la plus chaude du hammam, me renvoyait à ce corps en train de se purifier de ses propres toxines, me donnant l’impression d’une renaissance. L’air humide et épais, presque sirupeux, m’entourait de ses bras rassurants, comme ceux de la gommeuse qui allait bientôt frictionner ma peau pour la débarrasser de la saleté extérieure.
Du dehors au dedans, par la purification et l’absence de regard jugeurs, dans cet endroit humide et chaud, c’est comme si le corps féminin renouait avec ses fonctions vitales, se libérant des injonctions qu’il subit quotidiennement.
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Cette vision quelque peu utopiste doit cependant être nuancée avec une poignée d’histoire.
Le hammam, bain turc ou encore bain maure, est inspiré des thermes romains qui étaient destinés au maintien d’une bonne santé collective. Développé au sein de l’empire ottoman, le hammam occupait une place médicale avant d’être associé au rite de purification. Dans la culture arabo-musulmane, le hammam devient alors autant un lieu de détente que de positionnement social, notamment concernant la place des femmes. C’est là, traditionnellement, que leur parole se libère. Loin des hommes, les femmes trouvent dans le hammam un espace de rassemblement qui permet de déconstruire les codes qui leur sont imposés par la société patriarcale. Mais c’est également au hammam, et à travers les traditions, qu’une forme de représentation entre en jeu : on y prépare les jeunes femmes au mariage, les mères choisissant les filles dont les comportements sont ainsi régulièrement scrutés.
Dans son histoire-même, donc, le hammam se positionne de manière ambigüe entre soin, libération et contrôle des corps – un contrôle venu des normes d’une société régie par les hommes et perpétuée par la position sociale des femmes.
Il existe un film qui met magistralement en scène la position paradoxale qu’occupe le hammam traditionnel. À mon âge je me cache encore pour fumer est sorti en 2016. Réalisé par Rayhana, il est adapté de la pièce de théâtre du même nom et de la même autrice. Presqu’en huis clos, la narration plonge ses spectateur.rice.s. dans une heure trente de la vie d’un hammam dans l’Alger de la décennie noire – les années de guerre civile (environ de 1991 à 2002) durant lesquelles le pays a été aux prises avec la montée en puissance de groupes islamistes et de leurs actions terroristes, entre autres à l’égard des femmes.
Le film s’ouvre : au linge propre en train de virevolter, presque insolent, sur un toit ensoleillé fait face une scène de vie quotidienne en intérieur. Un viol conjugal, montré sans fard ni drame, subi de manière tout aussi neutre, introduit le personnage principal. Fatima démarre sa journée. Bientôt, elle part ouvrir le hammam qui l’emploie pour une journée dédiée aux femmes. Une fois la porte refermée sur les bombardements qui sévissent à l’extérieur, Fatima retire son voile, s’affaire, se déshabille partiellement, puis nettoie frénétiquement son sexe à l’eau. Elle enlève le reste de ses vêtements, se verse brutalement l’eau sur la tête, se noie presque. Elle jette enfin le seau à terre avant de s’effondrer en pleurs. Puis elle allume une cigarette. Mais le relâchement de Fatima n’est que temporaire. « Y a que les putes qui fument », répond-elle à Samia, la masseuse fraîchement arrivée dans les bains, après avoir pris soin de cacher les bleus infligés par son mari.
Et voici mises en évidence les antinomies qui traversent l’entièreté de la narration : le hammam féminin comme lieu du laisser-aller, du soin et de l’émancipation, mais aussi comme lieu d’un inconscient et d’un regard profondément ancrés dans une société masculine violente à l’égard du sexe opposé.
Une fois le sperme des hommes nettoyé, ce lieu appartient aux femmes pour une journée. Les corps défilent, se massent, se lavent. Les unes brossent les cheveux des autres. Des enfants courent. La femme récemment divorcée y côtoie celle qui nourrit le rêve d’un mariage idyllique, bientôt analysée par une mère qui voudrait marier son fils. Une autre fait le récit progressivement amer de sa nuit de noces (alors qu’elle âgée de onze ans) avant d’être interrompue par les cris d’une quatrième femme, prise de douleurs à l’entrejambe, qui pourtant ne demande qu’à faire l’amour. Chacune retourne indifféremment à ses occupations. Pas de tabou lié aux corps nus, jeunes ou vieillissants. La cystite y rencontre les règles, qui à leur tour provoquent les cris d’une petite fille : le traumatisme de ses sœurs violées et de sa mère éventrée par des terroristes rencontre les mots d’une femme âgée qui la dit « possédée de Satan », avant d’être rappelée à l’ordre par les autres.
Cachée en haut, Meriem s’apprête à accoucher d’un bébé sans père. Alors que son frère islamiste menace de la tuer, elle est l’objet de bon nombre de conversations en bas, qui s’accordent à la trouver indigne quand d’autres prennent sa défense. Mais lorsqu’un groupe d’hommes radicalisés vient tambouriner la porte boisée du hammam, prêt à attaquer, les femmes presque toutes solidaires décident de faire front. Seule l’une d’entre elles est ralliée aux hommes.
Nous sommes en 1995. Le FIS (Front Islamiste du Salut) a délibérément déclaré la guerre aux femmes, dont les droits sont bafoués jusque dans l’espace privé. Dans la chaleur des bains, Zahia s’exprime, citant un résistant exécuté : « Tu parles tu meurs. Tu parles pas tu meurs. Alors dis, et meurs ». À travers les yeux de Rayhana, le hammam est lieu de tensions, synonyme de prise de liberté autant que d’enfermement. Là où s’organise la révolution. Là aussi où résiste et insiste le pouvoir par-delà les zones de conscience.
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La vision du film m’apportait de nouvelles pistes, interrogeant mes premières impressions. Si le hammam était effectivement un cocon rassurant où je me sentais libre dans et de mon propre corps, il portait aussi en lui une histoire des regards, une histoire des vainqueurs - comme tout espace de sociabilité, et ce en de nombreux temps et lieux. Le hammam, c’était une bulle au-dedans de la domination masculine, peuplée de corps ayant très profondément intériorisé ses codes. Mais aussi une bulle au-dehors, l’espace où place peut être faite à la sororité, à l’être soi, l’être ensemble et l’être femme.
Ainsi s’achevaient mes réflexions sur le hammam, lieu des féminités paradoxales entre ancrage patriarcal et réappropriation des identités.
N’était-il pas curieux de se sentir si pleinement libre dans un espace clos aux vapeurs aveuglantes ?
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- Bauwens Nina, Le rôle du hammam féminin dans la construction et la consolidation des identités sexuées en Algérie et au Maroc, mémoire de Bachelor et Licence en Arts aux Universités de Savoie et du Nouveau Mexique, 2010-2012.
- Benhayoune Habiba, « Dans les coulisses du hammam. Notes sur le travail des gommeuses », Travailler, n°24, 2010/2, pp. 111-123.
- Carlier Omar, « Les enjeux sociaux du corps. Le hammam maghrébin (XIXème–XXème siècle), lieu pérenne, menacé ou recréé », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55ème année, n°6, 2000, pp. 1303-1333.